Partager un thé avec Pavel Vadimov, jeune auteur d’un premier roman « Lupetta » que la critique a particulièrement remarqué. Tenter de saisir le ton simple et affectueux de celui qui n’espère rien d’autre que ce qui n’est déjà plus là (l’amour et la vie), le ton d’une littérature contaminée par la vie au point qu’elle en tremble...

http://www.voix-nomades.com/carnets-voyages/carnet_contribution-voyager-Russie-id-137.html

 

 Pavel Vadimov

LUPETTA (Lupetta)

Agent: Julia Goumen at jgoumen@yahoo.com

Traduction: Oxana Konnova ; Jean-Luc Charlot ©

 

 

 

Les vrais livres comme les contrats avec le diable ne s’écrivent qu’avec du sang. Personne cependant n’a jamais posé de question à propos de la qualité d’une telle encre. Aussi ce qui m’intéresse est de savoir si le prince de ce monde acceptera un manuscrit calligraphié avec du mauvais sang. Un sang affecté non d’une sorte de défectuosité annoncée par la malédiction d’une tzigane, mais d’imperfection qui soit tout à fait réelle. Un sang qui tue lentement son maître, dégoulinant dans ses veines en y répandant une douleur pénible.

Peut-on écrire à propos d’amour avec un tel sang ? On cela ne revient-il qu’à écrire à propos de la mort ? Dieu seul le sait. Il me faut tenter l’un et l’autre.

 

 

Ce surnom naquit à Naples, cette ville que nous avons visitée il y a deux ans lors d’un voyage en Italie. J’avais déjà inventé le petit nom de « louvette » pour appeler la maîtresse de mon cœur, tant elle ressemblait par ses attitudes familières au petit du loup. Par curiosité, j’avais décidé de me renseigner auprès de notre guide afin de savoir comment dire « louveteau » en Italien. « Lupetto », m’a-t-elle répondu sans être surprise par ma question. « Et un louveteau femelle ? » − La même chose, mais avec une terminaison en « a ». C’est ainsi que mon amour reçut le petit nom de Lupetta.

J’avais toujours voulu lui choisir un petit nom original. Mais quels surnoms attribue-t-on aujourd’hui à nos bien aimés ? « Ma caille, mon hirondelle, mon petit lapin ? » Tous ces noms savonnés désespérément par des milliers de bouches qui les prononcent à tort et à travers. « Mon minou, as-tu payé la facture du loyer ? Mon petit lapin, n’oublie pas d’acheter de la bière ! Ma biche, je vais rentrer tard ce soir. » Si ennuyeux et si usés !  Certes, louvette n’est pas moins ridicule que tous ces lapins. C’est pour cela que j’ai été si heureux de trouver ce petit nom et qu’il me paraît désormais impossible de pouvoir inventer quelque chose de mieux.

 

***

 

Si mon amour se nomme Lupetta, ma mort, elle s’appelle Lymphome. Ce récit, à propos de Lupetta ayant débuté, je me dois de dire quelques mots concernant sa sœur adoptive.

La création des lymphocytes, connue dans le monde des savants sous le terme de lymphopoïèse, est un processus assez complexe et strictement programmé, qui s’origine dans la moelle épinière. Comme la pratique le démontre, une seule anomalie affectant une des étapes des programmes peut provoquer des troubles de leur différentiation, et finalement entraîner le développement de maladies mortelles, comme le lymphome.

Malheureusement, les causes des troubles de la différentiation des cellules et des mécanismes du développement des changements pathologiques ne sont pas tout à fait explicites, bien que les hématologues continuent d’étudier l’influence des facteurs étiologiques, traditionnels pour ce genre de maladie : rayonnement ionisé, produits chimiques cancérigènes et conditions défavorables de l’environnement.

Mon lymphome malin non hodgkinien, à la différence des leucoses, constitue un œdème qui n’apparaît pas initialement dans la moelle épinière, mais dans le tissu lymphoïde. Il existe des lymphomes qui ont un pronostic pour lesquels l’espérance de vie est de dix à vingt ans, et d’autres qui ne dépassent pas une année. Le mien appartient à la seconde catégorie.

 

***

 

Après notre premier rendez-vous sur le pont de Kazan, j’ai passé la moitié de la nuit à réfléchir sur ce qui m’avait touché en Lupetta. Des qualificatifs comme « gentille », « belle », « intéressante » m’apparaissaient trop communs et ne correspondaient pas à ce que je ressentais. Sans doute m’en serai-je contenté, il a une dizaine d’années, mais pas à cette époque là, pas après… après tout ce qui s’était passé.

A l’aube, alors que je m’endormais, j’ai pigé. Ce qui m’a le plus étonné, c’était ma façon d’être avec elle. Délire égocentrique ? J’avais simplement l’impression d’être recouvert d’une coquille invisible sous laquelle étaient emprisonnées à jamais les émotions fortes (j’avais encore peur d’évoquer le mot de sentiment).

A peine m’avait-elle regardé, souri, parlé que je m’étais senti… je m’étais senti ! Au matin, j’ai reçu son message électronique. « Nous nous ressemblons un peu. Tous deux, un peu fou. Mais peut-être ne l’as-tu pas ressenti après m’avoir parlé. » J’ai eu le sentiment d’avoir compris. Privée de cet « un peu », la vie ne serait qu’ennuyeuse !

 

***

 

Le protocole chimiothérapique dont on m’abreuve depuis six mois porte le nom officiel d’EPOCH, ce qui pourrait se traduire par « époque » ou « ère ». Mais ne vérité, cela n’a rien à voir, il ne s’agit que des premières lettres des noms latins des médicaments qui composent ce cocktail : doxorubicine, vépézide, vincristine, cyclophosphane et prédrizolone.

Pour moi cependant cette prescription s’apparente à une ère, la dernière de ma vie paraît-il.

Chaque nuit dans ma chambre d’hôpital, le même rêve me poursuit : je me lève de mon lit pour aller aux toilettes et, ensommeillé, j’oublie de prendre avec moi le pied de la perfusion et les goutte-à-goutte  qui sont reliés jour et nuit à ma veine sous clavière. Les drains qui sortent de ma poitrine entraînent le pied qui chute, emportant comme dans une séquence de film tournée au ralenti, les flacons de verre bourrés de chimie, qui explosent à terre en de milliers de gouttes vénéneuses qui inondent l’alentour. Le sang jaillit des drains brisés. Je les pince entre mes doigts et je courre le long des corridors à la recherche de l’infirmière pour qu’elle appelle un chirurgien de la réanimation. Mais le corridor est vide, l’infirmière absente. J’essaie de crier, mais de ma gorge serrée par la peur ne s’extrait qu’un faible râle. Mes jambes flageolent, des filets glacés d’effroi dégoulinent dans mon ventre, les murs sont des tours devant mes yeux, une boule remonte jusqu’à ma gorge, je perds connaissance… et je me réveille couvert de sueur froide. D’une main froide, j’agrippe le pied à perfusion afin de vérifier si les goutte-à-goutte sont toujours en place.

Le lexique des condamnés ne dédaigne pas l’humour. Combien d’expressions pour désigner le pied à perfusion accompagné de ses flacons ? « Arbres de Noël », « guirlandes » et même « torchères ». « Tu vas aux toilettes ?  N’oublie pas la torchère ! », plaisantait un malade du sarcome du fond de son lit voisin. Il fut l’un des premiers à mourir dans notre chambre.

 

***

 

Ma rencontre avec Lupetta a totalement transformé ma conception de la séduction et des histoires romantiques. Au début, je ne voulais rien prévoir, ni même rêver, je me contentais d’elle marchant à mes côtés, me parlant, m’écoutant, souriant et de ses yeux éclairés d’une lueur semblant provenir d’un au delà de l’ici-bas.

« Tu penses sans doute que je suis un anormal, lui avais-je écrit. − Du moins, le croirais-je à ta place. Parce que je n’ai décidément pas le comportement d’un homme, d’un vrai, n’est-ce pas ? J’ai plutôt le sentiment d’avoir quinze ans et d’être comme si je rencontrais une fille pour la première fois. Et ça, après tout ce que j’ai connu… »

« Je veux te demander pardon, m’a-t-elle répondu, − pour mon cynisme et ma droiture exagérée. Pour t’avoir fourni le prétexte de penser que j’attends de toi une conduite masculine standard. Ce n’est pas du tout cela. Tu sais, il y a un mois ou deux, j’étais prête à tout donner, simplement pour certaines phrases de tes courriers, pour que quelqu’un éprouve pour moi, quelque chose de semblable à ce qui transparaît dans tes mots. Les mecs font tous des projets d’avenir et sont incapables d’apprécier la beauté de l’instant. Avec ou sans eux, je mourrai de solitude. Un jour, un homme comme eux, du genre à disposer d’un compteur à la place du cœur, m’a proposé de choisir les fleurs qu’il voulait m’offrir. Il suggérait des dahlias ou bien des roses, et moi, j’ai demandé une branche de lilas. L’achat réglé, la discussion avec la vendeuse terminée, « regarde, lui ai-je dit, cela doit être beau, moi et cette si jolie fleur, se détachant sur un fond noir. − je ne peux même imaginer comment on peut aimer le lilas, je déteste son apparence et son odeur, m’a-t-il répondu ». Je me suis détournée de lui, et suis partie avec ma branche dans la direction opposée. Et nous ne nous sommes plus jamais revus. Pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ? Tout simplement pour que tu comprennes que le « pas comme ça » est également une de mes qualités. Bien « qu’après tout », tu devrais comprendre qu’il est peu probable que nous soyons heureux très longtemps.

 

***

 

Chacune des six étapes qui constituent le protocole chimiothérapique dure cinq jours. Entre chacune d’elles, s’écoulent trois semaines de rupture qui autorise le sang à se rétablir. Au cours de chaque étape, des poisons différents permettent de tuer dans l’organisme toutes les cellules malignes qui s’y reproduisent, doivent s’écouler sans arrêt à l’aide du cathéter sous‑claviculaire. Chaque vingt‑quatre heures, les goutte‑à‑goutte sont renouvelés par un nouveau  raccord des tubulures au cathéter. Ma tâche consiste à surveiller la vitesse de chacune en le faisant  à l’aide d’une réglette que je visse en cas d’anomalie. Idéalement, une goutte doit tomber toutes les dix secondes, mais en pratique cela ne se passe jamais ainsi, car le moindre mouvement un peu maladroit peut provoquer un trouble du système. Durant les premiers jours de mon « accrochage » au système, je tournais sans cesse les réglettes maudites des trois goutte-à-goutte, simultanément. Ils semblaient se moquer de moi : l’une s’écoulant trop vite, la seconde trop lentement, alors que la troisième décidait de  s’arrêter. Quand cet emploi de surveillant a commencé à m’ennuyer, j’ai décidé de lire un peu, mais j’en ai été puni aussitôt par ces flacons possessifs : un des goutte-à-goutte a laissé jaillir un flux généreux et en à peine trente minutes, à consommé sa réserve journalière. En le constatant, pris de terreur, j’ai fermé la réglette a fond, agrippé mon pied à perfusion et couru vers le bureau de l’infirmière, animé des pires pressentiments. Mais personne n’avait pour intention de me conduire en réanimation. « Que faire, a dit Olenka, la préférée de notre chambre. – Elle a coulé, hélas. Tu devras être plus attentif, une prochaine fois ».

C’est comme avec la vie : on veille à ce qu’elle coule lentement, on bricole les réglettes pour cela, mais une fois l’attention absente, la voilà « qui a coulé ». Sauf qu’une prochaine fois n’adviendra pas.


 

 

(Pages 148 à 151)

 

***

 

Dès son apparition dans notre chambre, nous l’avons surnommé « MOTS-CROISISTE». Et si j’avais déjà eu l’occasion de rencontrer des passionnés des mots-croisés, jamais encore je n’en avais eu un qui en soit obnubilé à ce point. Si ce n’était son teint parcheminé et les yeux cernés de croûtes jaunes, on pouvait  lui donner entre quarante et quarante-cinq ans. Comme la plupart d’entre nous MOTS-CROISISTE apprit sa maladie trop tard. A peine notre nouveau voisin est-il revenu à lui, après l’introduction du cathéter, qu’il s’est mis à fouiller dans son vieux sac de sport bleu dans lequel il a déniché tout un tas de journaux et de revues, couverts de grilles de mots-croisés, déjà griffonnés. Sans prêter aucune attention à l’écoulement désordonné de son goutte-à-goutte, il fronçait les sourcils, concentré, rongeant et mouillant de salive le bout de son crayon, et marmonnant quelque chose d’incompréhensible. Il paraissait être profondément plongé en lui-même, et nous avons tous sursauté au son de sa voix qui a bêlé : “ Un mot pour désigner l’état de quelqu’un qui est désagrégé par une trop grande souffrance, en neuf lettres ? La réponse n’est pas survenue, et seulement quelques minutes après Gueorguii Petrovitch a murmuré : “Partir en couilles. D’autant plus que les miennes sont absolument molles depuis ma troisième chimiothérapie. Et là, j’ai compris que j’étais foutu.”. « Mots-croisiste» cligne ses yeux cerclés de croûtes et regarde attentivement son voisin. “Premièrement, il me faut treize lettres, et pas …, deuxièmement, on ne met pas de gros mots dans les mots-croisés, et troisièmement, j’ai déjà trouvé la réponse. C’est “désagrégation”. Gueorguii Petrovitch a murmuré un juron et s’est traîné dans l’escalier de service, avec sa clope “Belomor”. Et bien que personne n’ait plus réagi aux exclamations de « mots-croisiste», ses questions idiotes ont retenti durant quelques heures encore dans notre chambre:

-         Se dit des micro-organismes qui se développent dans un milieu dépourvu d’oxygène, en neuf lettres? Anaérobie…

-         Peinture monochrome en camaïeu gris, en neuf lettres?

-         Organe des plantes parasites qui s’implante et se ramifie dans les hôtes dont elles se nourrissent,  en six lettres ? J’ai trouvé “suçoir”, mais pas le nom savant, ça doit être quelque chose comme rétinacle ou cotylédon ?

La chimiothérapie n’apportait pas de résultats visibles, mais le maître des réponses aux questions ne se décourageait pas. “As-tu acheté ceux de vendredi? Passe les-moi, où les as-tu foutus?”,  chevrotait-il à sa femme, lorsque celle-ci n’était encore que sur le seuil de la chambre. Elle était obligée de lui fournir régulièrement tous les mots croisés qui étaient publiés.

“Faire des mots-croisés aux portes du tombeau : existe-t-il quelque chose de plus sot ?, pensais-je. Il ne te reste que quelques mois à vivre, peut-être quelques semaines, et tu ne trouves rien de mieux à faire que de chercher le nom d’un volcan sur l’île Honshu ou l’organe de reproduction des champignons ? Mais après,  je fus plus tolérant pour « mots-croisiste», et finalement je l’ai même envié. J’ai compris que les mots-croisés jouaient pour lui le même rôle  que la Bible pour Cyrille, les jurons pour Grigorii Petrovitch, ou…Moondog pour moi. Il est fort possible qu’ils soient un remède plus puissant même que ceux que les autres avaient choisi, quand on observe qu’à la différence de certains de nos voisins de chambre, « mots-croisiste» se montrait courageux : il ne pleurait pas, ne gémissait et ne se lamentait pas sur son sort. En fin de compte, qui pourrait affirmer qu’il n’y a qu’une seule façon digne de faire passer le reste du temps qui nous est accordé ici, dans cette ultime salle d’attente des pas perdus ? Je ne serai pas du tout étonné de savoir que du point de vue de l’éternité,  de sots mots-croisés valent plus que la somme de toutes les paroles, toute la musique et tous les livres sacrés. Ce serait drôle, s’il arrivait que pour accéder au paradis ou au nirvana, comme vous voulez, il ne faille pas se repentir de ses péchés mortels pendant la toute dernière confession, ni piocher délicieusement le Livre des Morts, ni méditer à propos d’une blatte sur le mur, mais qu’il suffise de deviner un seul mot de six lettres dans des mots-croisés de rien du tout. Un seul mot.

Quand « mots-croisiste» a été transporté en réanimation, j’ai décidé, comme je n’avais rien à faire, de jeter un coup d’oeil sur ses derniers mots-croisés. Ils étaient entièrement complétés. Mais les cases ne contenaient pas les réponses…ce n’étaient même pas des mots… mais une simple composition absurde de lettres.

 

(Pages 179 à 182)

 

***

 

Tout d’abord, je n’ai pas compris ce qui s’est passé. L’impression d’entendre, dans une suite de Moondog qui coulait paisiblement dans le casque de mon baladeur, une nouvelle mélodie. Et pourtant, cette musique, je l’avais déjà écoutée mille fois. Une conséquence de la chimiothérapie ? Il ne manquait que quelques hallucinations acoustiques pour compléter mon bonheur! J’ai enlevé  le casque avec précaution. Moondog s’est tu, mais la musique, elle, est devenue plus présente encore. Il s’agissait d’une trompette. Mais d’ou venait-elle? J’ai regardé autour de moi. La chambre expirait ses vies habituelles. Gueorguii Petrovitch ronflait avec indignation sous son journal, Cyrille récitait ses prières, Vitalik grinçait des dents, la tête enfoncée dans l’oreiller, aucun bruit ne parvenait de derrière le paravent. Puis, j’ai compris ! J’ai trouvé, à tâtons, mes chaussons, j’ai agrippé le pied à perfusion et j’ai clopiné vers la fenêtre. Au début je n’ai rien vu, rien d’autre qu’un tas de sacs de produits amoncelés dans l’entre-fenêtre et qui me cachait la vue. Avec prudence, pour ne pas laisser tomber le pied à perfusion, j’ai tourné la poignée et j’ai ouvert la fenêtre qui a grincé, puis j’ai sorti le nez entre les sacs que j’ai écartés. En plein milieu de la cour, sur la souche d’un peuplier scié se trouvait un jeune gars en veste bleu, qui violait un saxophone alto, en gonflant ses joues avec force. La mélodie ne sonnait pas très propre, mais au moins, résonnait sincère. A peine m’étais-je demandé pour qui il pouvait bien jouer, que la voix sifflante d’Antocha m’est parvenue :

     -Sa copine a été hospitalisée hier, après une transplantation de la moelle osseuse. Elle a une leucémie, et est en réanimation. Roudolphovna prétend que pour une meilleure assimilation, il lui faut des émotions positives. Et voilà qu’il s’y met avec tant d’application, pour qu’elle ne s’ennuie pas… Ecoute, prête-moi ton baladeur, hein? Pendant que tu vas écouter ce trompettiste, regarde, comme il joue bien, et moi, je vais écouter la radio, ça marche?

Charon comme toujours était au courant de tout ce qui se passait dans l’hôpital. Sans lui répondre, je suis retourné vers mon lit et, trouvant une position favorable, j’ai remis le casque. “Arrête de faire le pingre”, a murmuré Antocha en quittant la chambre.

     Depuis lors, tous les matins, nous entendons le solo du saxophone alto. A peine Olenka, a-t-elle distribué les thermomètres et renouvelé le goutte-à-goutte derrière le paravent, que notre jeune musicien commence un concert en solo qui dure une heure, parfois plus. Il grimpe sur sa souche vers sept heures du matin et termine la séance vers neuf heures et demie au plus tard (probablement, est-il étudiant au conservatoire). Quelques jours après nous étions tellement habitués à cette petite sérénade matinale, que, lorsque notre trompettiste en veste bleu a pris du retard, quelques malades ambulants, sans se concerter, se sont groupés près de la fenêtre, en surveillant l’arrivée de leur petit oiseau. Et bien qu’il n’y ait pas de grands connaisseurs de la musique classique chez-nous, ces concerts quotidiens ont modifié de façon miraculeuse l’atmosphère de notre chambre. Gueorguii Pétrovitch a cessé de mettre à fond sa radio préféré “Rousskii chanson”, au moins, jusqu’à l’heure du déjeuner, mais cela représentait déjà un très grand progrès. Cyrille a démontré son appétit, non plus seulement pour la nourriture spirituelle, puisque chaque matin désormais, il ne refusait plus d’absorber sa bouillie, ce que sa mère considérait comme un miracle. Vitalik ne grinçait plus des dents et m’a demandé quelque chose à lire. Et même la respiration de celui qui dormait derrière le paravent, est devenue plus calme et régulière.

     Le conte se termina deux semaines plus tard. Un beau matin, la souche est restée vide pendant longtemps. Personne ne posait de questions, mais tout le monde s’énervait, c’était évident. “Il est foutu notre trompettiste », a interrompu notre silence inquiet Antocha, apparu dans la porte. -  Roudolphovna a dit que la moelle osseuse ne s’était pas assimilée. Et qu’alors, la séance n’aurait plus lieu. Bientôt, je vais descendre dans le sous-sol sa petite poupée. » Personne ne lui a répondu. Et seulement une seconde après, en dépit de la sentence d’Antocha, le silence  derrière la fenêtre a été interrompu par le long gémissement du saxophone. C’était si brusque, que j’ai failli arracher mon cathéter. Mais au lieu du programme classique habituel, on a entendu une cacophonie terrible rappelant  à la fois le hurlement d’un oiseau affolé, la trille des walkyries de Wagner et la trompette des pionniers. Tout cela a duré moins d’une minute et s’est achevé par un bruit bizarre. Lorsque nous nous sommes approchés de la fenêtre, le garçon en veste bleu avait déjà disparu.  A coté de la souche, traînait son saxophone démembré.

 


(Pages 200 à 202)

 

***

 

Saint-Pétersbourg en automne sent la pisse. Surtout la nuit, où je me traîne, en trébuchant sur mes pensées, le long de la rue Marat, essayant d’éviter de regarder les fenêtres des appartements communautaires. J’ignore quelle en est la cause : l’humidité, le calme de novembre ou l’approche du samedi, mais l’odeur, exsudée des caves, des entrées et des portes cochères des anciennes maisons de rapports, est désormais plus forte que d’ordinaire. Il semble qu’elle va jaillir par-dessus la digue de la raison, qu’elle va exploser, tel un feu d’artifice, dans les têtes des rares passants nocturnes, qui vont se mettre à  courir en sautillant, le long des rails du tram, en poussant des cris indistincts. Je ne sais plus comment je me suis habillé, ni ce que j’ai dit en partant, je me souviens qu’à la sortie de la maison, je suis tombé sur un personnage titubant, à la braguette ouverte, qui arrosait un mur écaillé d’un jet de bière préalablement passé par ses reins ramollis. Et à partir de cet instant, une fétidité acide a usurpé de façon arrogante mon odorat, en me privant de l’accès à toute autre odeur, jouant le rôle d’un agent psychique secret, dont la mission semblait de devoir couper le roulement de tambour de mes souvenirs, qui allaient me rendre fou.

     Autrefois cette rue s’appelait Rue Sale, à cause d’un marécage qui se trouvait non loin. Il se reflète toujours dans les yeux des ivrognes assis sous la porte cochère qui réchauffent leurs âmes à l’aide du dégraissant universel “Glaçon”. Moi aussi, j’en aurais bien besoin, d’un bon dégraissant : un dégraissant du coeur, la touche rewind vers le début de la vie, un pot d’échappement des émotions brûlées.

Les façades des immeubles, aux magasins récemment aménagés, sont repeints à neuf, mais seulement au niveau du rez-de-chaussée. Comme un clochard malheureux, vêtu de guenilles trouées, mais dont les arpions sales seraient chaussés de baskets d’une blancheur immaculée. Et plus le magasin nous parait élégant, plus sa splendeur semble affirmée par des vitrines florissantes, plus nous sommes frappés par le contraste entre la propreté du rez-de-chaussée et la suie noircie des étages. Comme si le magasin voulait à tout prix se détacher de son enveloppe si peu attrayante, en gazouillant avec agitation: “Admirez-moi, regardez comme je suis beau et gentil ! En existe-t-il d’aussi jolie… ». Ecoutez, à quoi bon regarder vers le haut, cela n’est pas autorisé. Ce n’est pas très grave, cette saleté, je le sais, elle ne compte pas, et je n’y suis pour rien !” Le pauvre, il ne voit pas que le colosse pourri au-dessus de sa tête, qui attend de gros travaux déjà depuis une cinquantaine d’années, est prêt à tout moment à se tasser et à s’effondrer à terre, tel un Atlas épuisé par sa charge insupportable. Et à enterrer, à emporter avec lui tous ces PVC, les rayons de luxe, et les vendeuses souriantes.

     Parfois, le magasin de nos sentiments scintille, lui aussi, par ses vitrines, derrière  lesquelles les rayons sont pleins de marchandises. Mais dès que nous entendons le premier grincement perfide, et que les premières lézardes courent sur notre nouveau plafond suspendu, nous pissons dans notre froc, lâchement, au lieu de faire sortir notre client par une sortie de secours.

Saint-Pétersbourg en automne sent la pisse. Surtout la nuit, ou je me traîne, en trébuchant sur mes pensées, le long de la rue Marat, essayant d’éviter de regarder les fenêtres des appartements communautaires, derrière lesquelles d’innombrables Charlotte Corday agitent avec indolence leurs couteaux, dans les coeurs ramollis d’insouciants amis du peuple.

 

               


Main page